petites mains se plièrent. Elle se détacha de la lampe et

se dressa de toute sa hauteur, qui n'excédait pas vingtcinq centimètres. Sa très petite taille ne la rendait pas

moins terrifiante.

 

Chip Nguyen lui-même, le plus coriace des détectives

privés, maître de taekwondo et chevalier sans peur de la

vérité comme de la justice, aurait agi exactement comme

agit alors Tommy Phan: il se serait sauvé. Pas plus que

son auteur, le personnage n'était totalement inconscient.

 

Reconnaissant qu'en la circonstance le scepticisme le

mettrait en danger de mort, Tommy battit précipitamment en retraite devant l'invraisemblable chose qui surgissait de la poupée de chiffon. Il heurta le coin du

bureau en roulant son fauteuil, manqua perdre l'équilibre alors qu'il se relevait et sortit chancelant de la

piece.

 

Il claqua la porte si fort que le choc fit vibrer toute la

maison, et lui-même, jusqu'à la moelle des os. La porte

n'avait pas de serrure. Dans sa panique, il envisagea

d'aller chercher dans sa chambre une chaise suffisamment haute qu'il calerait sous la poignée; puis il prit

conscience que le battant s'ouvrait vers l'intérieur du

bureau - il était donc impossible de le bloquer depuis le

palier.

 

Il s'élança vers l'escalier, se ravisa et se rua dans sa

chambre, qu'il alluma en entrant.

 

Le lit était fait avec soin, le couvre-lit blanc bien tiré,

tendu comme la peau d'un tambour. Il maintenait sa

maison en ordre, et cela le peinait de l'imaginer éclaboussée de sang, surtout s'il s'agissait du sien.

 

Qu'était donc cette diablerie? Que lui voulait-on?

 

La cire et l'entretien assidu avaient donné une belle

patine à la table de nuit en bois de rose. Dans le tiroir du

haut, près d'une boîte de mouchoirs en papier, se trouvait un pistolet, fort bien entretenu également.

 

L'arme qu'il avait extraite du tiroir était un pistolet

Heckler & Koch P7 M13. Il l'avait acheté plusieurs années

auparavant, après les émeutes qui avaient enflammé

Los Angeles à la suite de l'affaire Rodney King.

 

A l'époque, son imagination l'avait harcelé sans répit

avec d'impressionnants cauchemars ayant pour sujet

l'effondrement brutal de la civilisation. Sa peur ne

s'était cependant pas manifestée uniquement dans ses

rêves. Après l'angoisse extrême des deux premiers

mois, il était resté inquiet pendant un an au moins,

parce qu'il s'attendait qu'éclate à tout moment le chaos

social. Pour la première fois depuis dix ans des souvenirs d'enfant lui étaient revenus. Il revivait le carnage

qui avait ensanglanté Saigon après sa chute, durant les

quelques semaines qui avaient précédé sa fuite par mer

avec sa famille. Ayant vécu une fois l'apocalypse, il

savait qu'elle pouvait se reproduire.

 

Mais le comté d'Orange n'avait pas été envahi par les

émeutiers déchaînés qui poursuivaient Tommy dans ses

rêves. A Los Angeles, la situation était revenue rapidement à la normale, si l'on admettait que la normale

n'impliquait pas précisément la courtoisie dans la Cité

des Anges, ces temps-ci. Il n'avait donc pas eu besoin du

pistolet. Jusqu'à aujourd'hui.

 

Et maintenant, il en avait un besoin vital, non pour

tenir en respect une bande de pillards, ni pour défendre

sa maison contre un cambrioleur agissant seul, mais

pour se protéger d'une poupée de chiffon. Ou plutôt de

ce qui se cachait sous cette poupée de chiffon.

 

Il sortit de sa chambre en hâte, repassa sur le palier.

Une question le hantait: était-il possible qu'il perde

l'esprit ?

 

Mais pourquoi se poser la question? Bien sûr qu'il

perdait l'esprit! Il était déjà au-delà du rationnel, il

avait fait le saut qui allait l'emmener sur le toboggan de

la folie, de plus en plus vite jusqu'aux noirs tréfonds de

la démence totale.

 

Car enfin les poupées de chiffon ne s'animent jamais.

Et les humanoïdes de vingtcinq centimètres aux yeux

de serpent d'un vert flamboyant n'existent pas.

 

Un vaisseau sanguin s'était rompu dans son cerveau.

Ou alors une tumeur maligne s'y était développée

jusqu'au stade critique de compression où elle inhibait

les cellules voisines, ce qui lui donnait des hallucinations. C'était la seule explication plausible.

 

La porte de son bureau était fermée, comme il l'avait

laissée.

 

Un silence de monastère régnait maintenant dans la

maison, à ceci près qu'on n'y entendait nul chuchotis de

prières. Nul murmure de vent non plus. Nul cliquetis, ni

déclic ni craquement des lattes du plancher.

 

Flageolant, moite de sueur, Tommy s'avança furtivement sur le tapis du palier et atteignit avec une extrême

prudence la porte du bureau.

 

Le pistolet tremblait dans sa main. Chargé, il ne

devait pas peser plus de trois cents grammes, dans les

circonstances présentes, il paraissait infiniment plus

lourd. On l'armait par pression et son double déclenchement le rendait aussi fiable que tous les modèles

similaires sur le marché, mais pour plus de sûreté il en

pointait la gueule vers le plafond, le doigt posé très

légèrement sur la détente. Chambré pour une cartouche

de calibre 40 de chez Smith & Wesson, le canon pouvait

causer de sérieux dégâts.

 

Devant la porte close, il hésita.

 

La poupée - ou la créature qu'elle dissimulait - était

bien trop petite pour atteindre la poignée. En admettant qu'elle puisse grimper jusque-là, elle n'aurait pas la

force nécessaire - ni le moyen de faire efficacement

levier - pour ouvrir la porte. Elle était donc prisonnière.

 

Mais à la réflexion, qu'est-ce qui lui permettait

d'affirmer qu'elle n'en aurait pas la force ? Cette créature relevait tout simplement de l'impossible, du

domaine de la science-fiction; la logique ne s'appliquait

pas plus en cette situation que dans les rêves, ou dans

un film.

 

Tommy considéra fixement la poignée. Elle allait

tourner, il en était presque sûr. Le reflet de l'ampoule

du palier jouait sur le cuivre poli du bouton. S'il se penchait suffisamment, il pouvait distinguer aussi le reflet

curieusement distordu de son visage moite. Il avait l'air

bien plus angoissé que la créature qui habitait la poupée.

 

Au bout d'un moment, il colla l'oreille au battant.

Aucun son ne lui parvint de l'intérieur - aucun, du

moins, qui puisse dominer le bruit sourd de son coeur

affolé.

 

Il avait les jambes molles, et le pistolet lui paraissait

affreusement lourd, beaucoup plus lourd que son poids

réel, dix kilos, quinze kilos peut-être. Si lourd que le

bras qui le portait devenait douloureux.

 

Que faisait-elle dans le bureau à présent ? Continuaitelle d'émerger de son corps en coton, comme une

momie qui s'éveille déroulerait ses bandelettes?

 

Il essaya encore une fois de se convaincre que l'épisode n'était qu'une hallucination provoquée par une

attaque cérébrale.

 

Sa mère avait raison, finalement. c'étaient bien les

cheeseburgers, les frites, les oignons plus le chocolat

doublement concentré qui l'avaient mis dans cet état.

Malgré ses trente ans, son système vasculaire malmené

n'avait pas résisté à la dose massive de cholestérol qu'il

l'avait obligé à charrier. Quand son mal aurait abouti au

stade ultime, le médecin légiste qui pratiquerait l'autopsie découvrirait que ses veines et ses artères étaient

obstruées par une quantité de graisse suffisante pour

lubrifier les roues de tous les trains d'Amérique. Et sa

mère en pleurs devant son cercueil gémirait avec une

pointe de satisfaction: Tuong, j'essaie expliquer mais

tu écoutes pas, tu écoutes jamais. Trop cheeseburgers,

bientôt tu ressembles énorme gros cheeseburger. Tu

commences voir petits monstres avec oeil du serpent, tu

tombes mort commotion dans l'escalier avec pistolet,

comme détectives idiots qui boivent whisky dans les

livres. Tuong jeune idiot mange comme fous Américains,

et maintenant tu vois résultat.

 

A l'intérieur du bureau, quelque chose cliqueta discrètement.

 

Tommy pressa plus fort l'oreille contre l'interstice fin

comme un cheveu entre la porte et le chambranle. Plus

aucun son. Mais il n'avait pas été victime de son imagination, il en était certain. Le silence du bureau avait

maintenant un caractère de menace.

 

D'une part, il était déçu et fâché de sa propre attitude. Car il continuait à agir comme si la créature aux

yeux de serpent se trouvait réellement à l'intérieur,

debout sur le bureau, en train de dépouiller sa chrysalide de toile blanche.

 

D'autre part, il savait d'instinct qu'il ne perdait pas

vraiment la tête, même s'il préférait de beaucoup que ce

fut le cas. Il savait aussi qu'en fait, il ne souffrait pas de

commotion ni d'hémorragie cérébrale, ce qui eût été

infiniment plus rassurant que d'admettre la réalité de

cette poupée de chiffon sortie de l'enfer.

 

Qu'elle sorte de l'enfer ou d'ailleurs, peu importait

mais ce n'était certainement pas de chez le fabricant de

jouets en vogue ni des boutiques de Disneyland.

 

Inutile de s'illusionner. Inutile de s'inventer des explications. Elle est réellement là.

 

Bon, soit. Mais si elle se trouvait vraiment là dans le

bureau, sans pouvoir ouvrir la porte pour en sortir, alors

le plus ingénieux était de l'y laisser, de descendre ou

même de quitter la maison et d'appeler la police. Il fallait trouver du secours.

 

Il vit immédiatement la faiblesse majeure de ce scénario: les services de police locaux n'avaient pas d'unité

spécialisée dans les affaires de poupées de l'enfer qu'ils

puissent dépêcher sur place, comme ça, au pied levé.

Pas plus qu'ils ne disposaient d'une escouade anti loupsgarous ni d'une brigade des moeurs anti-vampires. On

était ici en Californie du Sud, n'est-ce pas, non au fin

fond de la Transylvanie ni au coeur de New York.

 

Les autorités le prendraient vraisemblablement pour

un toqué, à l'instar de ceux qui signalent avoir été enlevés par Bigfoot ou qui se fabriquent des chapeaux en

feuilles d'aluminium pour faire échec aux méchants

extraterrestres censés vouloir les asservir au moyen des

hyperfréquences radio de leurs engins spatiaux. Non, les

flics ne prendraient pas la peine d'envoyer qui que ce

soit en réponse à son appel.

 

Pire encore, si calmement qu'il décrive sa rencontre

avec la poupée, la police pourrait décider qu'il était victime d'un épisode psychotique qui le rendait dangereux

pour lui-même et pour les autres. Sans doute l'enverrait-on alors en observation dans un hôpital psychiatrique.

 

Le jeune écrivain qui s'évertue à conquérir un lectorat a besoin de toute publicité qui se présente, c'est bien

connu. Mais Tommy ne parvenait pas à imaginer en

quoi la promotion de ses futurs romans bénéficierait

d'un dossier de presse relatant son séjour en hôpital

psychiatrique, avec photos de lui dans une élégante

camisole de force. Cela ne correspondait pas précisément à l'image d'un vainqueur.

 

Il pressait si fort l'oreille contre la porte qu'elle

commençait à lui faire mal; il ne perçut pas d'autre

bruit.

 

Reculant d'un pas, il posa la main gauche sur le bouton de cuivre. Il lui parut frais sous la paume.

 

Dans sa main droite, le pistolet pesait maintenant

vingt kilos. L'aspect de l'arme évoquait la puissance.

Avec son magasin à treize coups, elle aurait dû lui donner confiance. Il n'en continuait pas moins à trembler.

 

Comme il aurait aimé s'en aller pour ne jamais revenir! Mais c'était impossible. Il avait acheté cette maison, elle représentait un investissement qu'il ne pouvait

pas se permettre d'abandonner. Et les banquiers

annulent rarement une hypothèque pour cause d'invasion de poupée maléfique.

 

Il était donc virtuellement obligé de rester, et son

incapacité à prendre une décision lui faisait honte. Chip

Nguyen, l'impassible détective dont il narrait les aventures, était rarement traversé par le doute. Chip savait

toujours comment agir au mieux dans les situations les

plus précaires. Les solutions qu'il trouvait impliquaient

d'ordinaire ses poings, un pistolet ou tout instrument

contondant à portée de sa main, voire un couteau arraché à son agresseur affolé.

 

Tommy avait un pistolet, un très bon pistolet, une

arme de premier choix, son agresseur potentiel ne

mesurait guère que vingtcinq centimètres, et il ne pouvait pas se décider à ouvrir cette fichue porte. Les adversaires de Chip Nguyen dépassaient largement le mètre

quatre-vingts (excepté la religieuse folle dans Le

meurtre est une mauvaise habitude) quand ils n'étaient

pas des géants de fait, forcenés de la musculation, généralement bourrés d'hormones et dotés de biceps à faire

pâlir d'envie Schwarzenegger soi-même.

 

Comment prétendre encore écrire sur un homme

d'action quand lui-même ne pouvait se résoudre à agir

dans un moment critique? Après avoir médité cette

question, Tommy se décida enfin à sortir de son état de

paralysie. Il tourna lentement la poignée. Le mécanisme

bien huilé ne grinça pas - mais si la poupée était aux

aguets, elle verrait le bouton tourner, et pourrait bondir

sur lui au moment où il entrerait dans la pièce.

 

Il actionna donc le bouton aussi vite que possible; à

l'instant précis où il allait pousser le battant un fracas

épouvantable secoua la maison dont les vitres tremblèrent. Suffoqué, il lâcha la poignée, recula précipitamment dans la posture du tireur, serrant à deux mains le

revolver pointé sur la porte.

 

Il ne comprit qu'alors la raison de ce bruit fracassant:

raison toute naturelle, puisque c'était celui du tonnerre.

 

Quand ce premier coup de tonnerre ne fut plus qu'un

faible grondement en un point éloigné du ciel, il risqua

un regard vers le fond du palier. A la fenêtre tremblotait encore la dernière lueur de l'éclair. Une deuxième

explosion ébranla la nuit.

 

Il se rappela la noirceur des nuages qui roulaient tout

à l'heure au-dessus de la mer. Il les avait regardés masquer la lune. La pluie ne tarderait pas à venir.

 

Confus de sa réaction excessive à un coup de tonnerre, Tommy revint hardiment à la porte. Il l'ouvrit.

 

Rien ne lui sauta au visage.

 

Seule était allumée la lampe de bureau, ce qui laissait

une grande partie de la pièce dans une ombre profonde,

et dangereuse. Tommy put néanmoins constater que la

poupée ne se trouvait pas dans le voisinage immédiat de

la porte.

 

Il franchit le seuil, chercha à tâtons l'interrupteur

mural et alluma le plafonnier. Les ombres disparurent

sous les meubles plus vite qu'une portée de chats noirs.

 

La clarté soudaine ne révéla aucune présence.

 

A moins qu'elle ne se soit tapie derrière le moniteur

de l'ordinateur, attendant que Tommy s'approche, la

créature n'était plus sur le bureau.

 

En entrant, il avait l'intention de laisser la porte

ouverte derrière lui, de façon à pouvoir opérer une

retraite rapide s'il le jugeait sage. Mais il s'avisait à

présent que si la poupée s'échappait de la pièce, il aurait

peu de chances de la localiser s'il devait fouiller toute la

maison.

 

Il ferma la porte et resta le dos appuyé au battant.

 

La prudence voulait qu'il procède comme pour une

chasse au rat. Donc, maintenir la bête enfermée dans la

pièce. Chercher méthodiquement sous le bureau, sous

le canapé, sous les deux classeurs. Explorer la moindre

fissure où elle aurait pu se glisser jusqu'à la débusquer

enfin.

 

Le revolver n'était pas l'arme la mieux adaptée à la

chasse au rat. Une pelle aurait été plus adéquate. Elle

lui aurait permis de frapper la créature jusqu'à ce que

mort s'ensuive alors qu'atteindre une cible si petite

d'un coup de pistolet risquait de s'avérer difficile, même

pour un bon tireur comme lui.

 

D'abord, il n'aurait pas le temps de viser soigneusement avant de lâcher un tir bien ajusté, comme il le faisait à l'exercice de tir. Au contraire, il devrait adopter le

comportement du soldat à la guerre, qui compte sur son

instinct et la rapidité de ses réflexes-et, à cet égard, il

n'était pas certain non plus de disposer de ressources

suffisantes.

 

" Je ne suis pas Chip Nguyen ", soupira-t-il.

 

En outre, il soupçonnait cette diablerie de poupée de

pouvoir se déplacer vite, très vite. Encore plus vite

qu'un rat.

 

Descendre au garage chercher une pelle ? Il l'envisagea un instant mais y renonça. Le pistolet suffirait à la

tâche. Et s'il quittait le bureau maintenant, il n'était pas

persuadé qu'il aurait le courage d'y revenir.

 

Un petit bruit le mit en alerte soudain. Le piétinement minuscule de petits pas pressés. Il pointa le pistolet de gauche à droite, plusieurs fois, avant de s'apercevoir qu'il s'agissait des premières grosses gouttes de

pluie qui s'écrasaient sur les tuiles du toit.

 

Son estomac protestait par un afflux de sécrétions

acides qui lui parut assez corrosif pour dissoudre instantanément une assiettée de clous inoxydables. Il avait

d'ailleurs l'impression d'avoir effectivement absorbé

une livre de clous. Si seulement il avait dîné d'un com

tay cam au lieu de cheeseburgers de légumes sautés

sauce nuoc-mâm au lieu de rondelles d'oignons frites...

 

A pas lents et hésitants il avança jusqu'au bureau et

en fit prudemment le tour. Les feuillets corrigés en

rouge de son dernier chapître étaient restés à l'endroit

exact où il les avait laissés, en compagnie de la bouteille

de bière vide.

 

La poupée aux yeux de serpent ne se cachait pas derrière le moniteur. Pas plus que derrière l'imprimante

laser.

 

Sous la lampe à col de cygne, il trouva deux petits

morceaux de toile blanche effilochée. Leur aspect quelque peu déchiqueté laissait deviner les contours de deux

moufles - celles qui recouvraient les mains de la poupée. Elles semblaient avoir été arrachées - peut-être

avec des dents ? - à hauteur du poignet pour libérer les

vraies mains de la créature.

 

La figurine de toile qu'il avait manipulée et rapportée

ici contenait donc une créature vivante ? Comment,

était-ce possible? Cette toile avait le toucher souple

d'une enveloppe remplie de sable. Il n'y avait décelé

aucun élément solide, aucune indication de structure

osseuse, ni boîte crânienne ni cartilages, aucune chair

ferme. Rien qu'une consistance assez molle, manquant

de rigidité, amorphe.

 

Son écran n'affichait plus DERNIERE LIMITE L'AURORE.

A la place de l'énigmatique et inquiétant message figurait un seul mot: TIC-TAC.

 

Tommy, à l'instar de la pauvre Alice, eut la sensation

de culbuter dans un monde parallèle très bizarre - non

par l'intermédiaire du terrier d'un lapin, mais par celui

d'un jeu vidéo.

 

Il fit rouler plus loin le fauteuil. Pistolet braqué

devant lui, il se baissa avec circonspection pour examiner l'espace réservé aux genoux entre les deux blocs de

tiroirs. Il était fermé en façade par un panneau de bois,

mais il y filtrait assez de lumière pour s'assurer que la

poupée ne s'y dissimulait pas.

 

Les blocs-tiroirs reposaient sur des pieds courts.

Tommy dut aller mettre la joue contre terre pour regarder dessous. Il n'y trouva rien, se releva.

 

Le côté gauche du bureau comportait un tiroir et un

classeur. Le côté droit, trois tiroirs. Il les ouvrit les uns

après les autres en s'attendant chaque fois que la créature lui bondisse au visage; mais il n'y découvrit que

son matériel ordinaire, agrafeuse, ruban adhésif,

ciseaux, crayons et dossiers.

 

Dehors, un vent furieux s'était brusquement levé et la

pluie se mit à tambouriner sur le toit avec l'énergie

d'une armée en marche. Le crépitement des gouttes

contre les vitres résonnait comme un tir d'artillerie au

loin.

 

Le vacarme de l'orage allait masquer la course furtive

de la poupée s'il lui venait l'idée de contourner la pièce

pour s'échapper. Ou pour le prendre à revers.

 

Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Non, on

ne s'apprêtait pas à l'attaquer.

 

Tout en poursuivant sa recherche, il faisait de son

mieux pour se persuader que la créature n'était pas de

taille à le menacer sérieusement. Le rat aussi était une

petite bête parfaitement répugnante qui inspirait la

crainte, mais ne mettait pas neanmoins en danger un

homme adulte. On pouvait s'en débarrasser sans même

s'exposer à une morsure. D'ailleurs, pourquoi prêter à

l'étrange créature l'intention de s'en prendre à lui ?

C'était aussi gratuit que de prêter au rat la force et la

volonté de perpétrer le meurtre d'un être humain.

 

En dépit de tous ses efforts, il ne réussit pas à se

convaincre que la menace n'était pas mortelle. Son coeur

s'obstinait à battre la chamade, et l'appréhension lui serrait le coeur tel un étau.

 

Il revoyait trop nettement les yeux d'un vert éclatant

aux pupilles noires en ellipse qui l'avaient fixé de si

effrayante façon derrière la toile déchirée. Ils avaient le

regard sauvage du prédateur.

 

La corbeille à papier en laiton était à moitié pleine de

papier machine froissé et de pages jaunes d'un blocnotes réglementaire. Il donna un coup de pied dedans.

Cela provoquerait-il une réaction effarouchée de la part

de l'individu qui se cachait peut-être au fond?

 

Les papiers dérangés frémirent, leur tas se reforma

aussitôt et rien ne bougea plus.

 

Du tiroir peu profond contenant ses crayons, il sortit

une règle dont il se servit pour remuer ces papiers. Il

l'enfonça énergiquement dans la corbeille plusieurs fois;

aucun cri ne se fit entendre, nul adversaire ne tenta de

lui arracher l'instrument des mains.

 

Un éclair zébra le ciel. Les ombres noires des arbres

secoués par le vent s'agitèrent aux fenêtres avec la frénésie de l'araignée. Le tonnerre éclata, roula puis se perdit dans les lointains obscurs de la nuit.

 

Face au bureau, un canapé occupait le mur sous deux

affiches de cinéma qu'il avait encadrées. Fred MacMurray, Barbara Stanwyck et Edward G. Robinson dans

Double Indemnity, Bogart et Bacall dans Dark Passage.

Deux de ses films préférés.

 

De temps en temps, quand l'inspiration venait à manquer, en particulier quand il ne savait comment sortir

d'une intrigue compliquée, Tommy s'allongeait sur le

canapé, dont les deux coussins d'appoint rouges lui servaient d'oreiller. Il s'obligeait à respirer profondément,

en laissant son esprit dériver, pour donner à son imagination le loisir d'opérer. Il résolvait souvent ainsi le problème en moins d'une heure, et se remettait au travail.

Plus souvent encore il s'assoupissait, puis se réveillait,

honteux de sa paresse, transpirant d'angoisse et bourrelé

de remords.

 

Pour l'heure, Tommy déplaça délicatement les deux

coussins rouges. La créature ne s'y était pas réfugiée.

 

Le canapé n'avait pas de pieds, il descendait jusqu'au

sol. Rien ne pouvait donc se dissimuler au-dessous.

 

Mais derrière ? La créature pouvait s'y trouver. Pour

remuer un meuble aussi lourd, Tommy avait besoin de

ses deux mains. Il devrait poser son arme quelque part,

malgré sa réticence à s'en séparer.

 

Il inspecta la pièce d'un oeil angoissé.

 

Rien n'y bougeait. Rien que les traînées vaguement

phosphorescentes de la pluie ruisselant sur les carreaux.

 

Il plaça l'arme sur un coussin, à portée de main, et il

tira le canapé pour l'écarter du mur, persuadé qu'un être

hideux à demi vêtu d'une toile en lambeaux allait jaillir

vers lui avec des cris perçants.

 

Il pensait anxieusement à quel point ses chevilles

seraient vulnérables devant de petites dents acérées. Il

aurait dû à tout le moins rentrer le bas de ses jeans dans

ses chaussettes ou les resserrer au moyen de bandes

élastiques, ce qu'il aurait fait pour une vraie chasse au

rat. Il frémit à la pensée de ce qui pourrait se faufiler

dans son pantalon et remonter le long de sa jambe à

coups de griffes et de dents.

 

Il ne découvrit rien derrière le meuble.

 

Soulagé mais aussi déçu, il abandonna l'encombrant

canapé dans cette position et reprit son pistolet. Puis il

souleva avec méfiance les trois coussins carrés du divan.

Là non plus, rien.

 

Une goutte de sueur lui picotait le coin de l'oeil droit.

Il s'essuya le visage sur la manche de sa chemise de flanelle, et cilla plusieurs fois pour s'éclaircir la vue.

 

Il ne lui restait qu'un seul élément à explorer: une

crédence d'acajou située à droite de la porte, où il rangeait ses rames de papier de réserve et autres fournitures. En se plaquant contre le mur, il put vérifier

qu'aucune présence ennemie ne s'était glissée dans

l'espace étroit compris entre le meuble et la paroi.

 

La crédence avait deux paires de portes. Il envisagea

de tirer quelques coups de feu au travers avant d'oser

regarder à l'intérieur, mais se décida finalement à les

ouvrir. Il fouilla dans les fournitures sans dénicher

l'intrus minuscule.

 

Posté au milieu de la pièce, il s'obligea alors à tourner

lentement sur lui-même dans le but de repérer la

cachette qu'il aurait négligée. Il effectua un tour complet

sans avoir trouvé le mot de l'énigme. Apparemment,

aucun recoin ne lui avait échappé.

 

Néanmoins, il était certain que la poupée était toujours dans la pièce. Elle ne pouvait pas s'être enfuie

durant le bref instant où il était allé chercher le revolver.

D'ailleurs, il sentait sa présence haineuse, il en percevait

la vigueur retenue. Elle avait la patience du prédateur.

 

Et toujours cette impression qu'on l'observait...

 

Mais d'où? D'où l'observait-on?

 

" Ça va comme ça, montrez-vous, bon sang ! " dit-il.

 

Il transpirait abondamment, le ventre agité de tremblements spasmodiques, et retrouvait cependant un peu

d'assurance. Tout compte fait, il n'était pas mécontent

du sang-froid avec lequel il gérait cette situation si

bizarre. Il y fallait du courage, et du calcul - de quoi

impressionner Chip Nguyen lui-même.

 

" Allez, montrez-vous. Où êtes-vous? Où? "

 

Un éclair fulgura aux vitres, où bougeait l'ombre des

branches, secouées par la pluie battante. Et le tonnerre

retentit telle une voix qui l'avertirait. Une voix qui chercherait à attirer son attention sur quelque chose...

 

Les rideaux. Ils descendaient à quelques centimètres

sous le châssis des fenêtres, et non jusqu'au sol, ce qui

expliquait pourquoi il n'avait pas imaginé que la créature pouvait s'y dissimuler. D'une façon ou d'une autre

elle avait pu grimper le long du mur jusqu'à l'ourlet, soit

près de soixante-dix centimètres - ou encore sauter?

puis attraper un rideau et se hisser dans le refuge de ses

plis.

 

La pièce avait deux fenêtres, toutes deux orientées à

l'est. Chacune était encadrée de panneaux d'une étoffe

assez lourde imitant le brocart, synthétique probablement, moirée de rouge et d'or et doublée de blanc; ils

étaient suspendus à de simples tringles de cuivre que ne

masquait aucun volant.

 

Les quatre panneaux de drap tombaient en plis bien

nets. Nulle créature de la taille d'un rat qui se serait

accroché à la doublure n'en dérangeait l'ordonnance.

 

Mais avec l'épaisseur du tissu il aurait fallu qu'elle

pèse plus lourd qu'un rat pour dëformer visiblement le

froncement des plis.

 

Pistolet pointé et doigt sur la détente, Tommy

s'approcha de la première fenêtre.

 

De la main gauche il saisit un rideau, hésitant avant de

le secouer vigoureusement.

 

Rien ne tomba sur le sol. Rien ne gronda ni ne chercha à s'agripper plus étroitement au tissu.

 

Étaler le rideau en l'écartant du mur ne suffisait pas, il

fallait aussi inspecter par-dessous la doublure où la

chose indésirable avait pu se suspendre. Tommy se pencha et ne vit rien.

 

Il agit de même pour le panneau suivant. Aucune

créature aux yeux de serpent ne s'y cramponnait non

plus.

 

Près de la seconde fenêtre, son attention fut attirée

par son propre reflet décoloré dans la vitre baignée de

pluie-mais il détourna le regard devant l'épouvante

qu'il iut dans ses yeux, tant elle démentait la confiance

et le courage dont il se félicitait voici peu. Il ne se sentait

cependant pas aussi terrifié qu'il le paraissait... peut-être

parce qu'il mettait toute son énergie à réprimer sa

frayeur, dans l'urgence et la nécessité d'en finir. Mieux

valait quand même ne pas trop analyser tout cela, car

reconnaître la nature de ce qu'il voyait dans son regard

risquait d'inhiber de nouveau sa volonté d'agir.

 

Un examen minutieux ne lui révéla rien d'anormal

derrière le rideau gauche de la seconde fenêtre.

 

Restait un seul panneau de faux brocart. Rouge et or.

Qui pendait en plis lourds, bien droits.

 

Il étendit le tissu, l'écarta de la fenêtre, se pencha dessous pour regarder en l'air, et vit immédiatement l'intrus

au-dessus de lui. Accroché non pas à la doublure, mais à

la tringle de cuivre, tête en bas, suspendu par une queue

noire, luisante, obscène. Cette queue avait jailli de

l'enveloppe de coton blanc qui ne semblait contenir rien

d'autre que le rembourrage dont on remplit les poupées

de chiffon. La créature serrait sur sa poitrine de toile des

mains qui n'avaient plus l'aspect de moufles; noires et

mouchetées de jaune acide, elles avaient aussi percé leur

enveloppe. Leurs quatre doigts osseux et le pouce opposable etaient d'allure humaine, avec toutefois quelque

chose du reptile dans la griffe, petite mais agressivement

pointue, qui terminait chaque doigt.

 

Le cours même du temps avait dû certainement s'arrêter. Durant ce moment de stupeur immobile d'une irréalité absolue, Tommy eut la vision de deux yeux d'un vert

ardent qui le fixaient derrière un sac de toile blanche,

comme celui dont s'affublait l'homme-éléphant dans le

film de David Lynch; puis celle de nombreuses petites

dents jaunes qui avaient manifestement arraché la couture du tissu a l'endroit de la bouche, et d'une langue

noire granuleuse qui dardait sa pointe fourchue.

 

La foudre rompit brusquement cet instant de confrontation effarante. Le temps qui s'était gelé tel le flot infiniment lent du glacier déferla soudain à la vitesse d'un

raz de marée.

 

La créature siffla. Sa queue lâcha la tringle de cuivre.

 

Elle allait tomber droit sur le visage de Tommy. Il

baissa vivement la tête pour l'éviter, et fit feu en même

temps que retentissait le tonnerre.

 

Dans sa panique, il avait pressé la détente à l'aveuglette. La balle dut traverser le rideau et se loger dans le

plafond.

 

Avec un sifflement féroce, la créature atterrit sur la

tête de Tommy. Les griffes minuscules s'enfoncèrent

délibérément dans l'épaisseur de ses cheveux et lui

transpercèrent le cuir chevelu.

 

Tommy poussa un cri aigu, frappa à toute volée de sa

main libre. La créature tint bon.

 

Il l'attrapa derrière le cou; en lui serrant impitoyablement la gorge, il la détacha de son crâne.

 

La bête se débattait farouchement sous sa poigne.

Elle était plus forte et plus souple qu'aucun rat ne le

serait jamais. Elle se pliait et se contorsionnait en tous

sens avec une énergie si surprenante qu'il avait peine à

maintenir sa prise.

 

Et... nom d'un chien, le rideau ! Il était pris dans le

rideau. Quelque chose l'empêchait de se dégager. La

mire de son revolver, pas très saillante, pourtant, s'était

accrochée à la doublure, aussi sûrement qu'un hameçon.

 

La bête émit un râle gras, caverneux. Elle grinçait des

dents en essayant de mordre les doigts qui la tenaillaient, et s'efforçait de planter à nouveau ses griffes dans

la peau de Tommy.

 

Avec le son d'une fermeture à glissière qu'on remonte

brutalement, le tissu de doublure se déchira sous la mire

du pistolet.

 

La queue de la créature s'enroula autour du poignet

de Tommy, froide et glissante, et son contact était si

répugnant qu'il en eu un haut-le-coeur.

 

Il se démena frénétiquement pour se dégager du

rideau; et de toutes ses forces, il lança la bête comme le

joueur de base-ball tire un coup définitif.

 

Il entendit glapir la créature projetée à travers la

pièce; le cri fut coupé net quand elle percuta le mur

opposé, assez violemment, peut-être, pour se rompre

l'épine dorsale. Mais il ne put voir l'impact, parce que,

dans ses efforts pour se libérer des épaisseurs du tissu, il

fit sortir la tringle de son support et que tout le dispositif, rideaux, tringle et cordons, tomba sur lui.

 

Il rejeta en pestant les draperies qui l'aveuglaient, se

dépêtra sans douceur du fouillis des cordons. Il se faisait

l'effet d'être un Gulliver qui résiste à la capture au pays

de Lilliput.

 

De l'autre côté de la pièce, non loin de la porte, le

hideux diablotin gisait affalé contre la plinthe, sur le

tapis. Était-il mort, ou au moins durablement assommé ?

Tommy le crut un instant, mais dut vite déchanter:

l'intrus s'ébroua et se remit en mouvement.

 

Pistolet braqué devant lui, Tommy avança d'un pas,

décidé à l'achever. Ses pieds s'emmêlèrent alors dans le

monceau d'étoffes. Il trébucha, perdit l'équilibre et

s'abattit au sol.

 

La joue gauche contre le tapis, il avait maintenant le

même champ de vision que la féroce créature sous un

angle un peu plus incliné. Sa vue, un instant brouillée

quand sa tête avait heurté le sol, retrouva aussitôt sa

clarté. Il put examiner son minuscule adversaire, qui

s'était relevé.

 

Il se tenait droit comme un homme, traînant une

queue noire d'une bonne quinzaine de centimètres, plus

de la moitié de sa taille. il était encore vêtu des lambeaux de la toile qui avait enveloppé la poupée, et qui

dissimulaient en grande partie sa morphologie.

 

Au-dehors l'orage se déchaînait de plus belle, fracassant la nuit de salves de foudre chaque fois plus nourries. La lumière du plafonnier et de la làmpe de bureau

vacilla, mais ne s'éteignit pas.

 

La créature s'élança vers Tommy. Les lambeaux de

toile blanche battaient tels des fanions.

 

Tommy avait le bras droit tendu, pistolet au poing. Il

le leva, à une dizaine de centimètres du sol, l'arma et tira

deux coups rapprochés.

 

L'un d'eux dut atteindre son but: la chose fit la

culbute, roula en arrière jusqu'au mur contre lequel

Tommy l'avait projetée un instant auparavant.

 

En proportion, une balle de calibre 40 de chez Smith

& Wesson représentait pour cette créature ce que l'obus

d'une grosse pièce d'artillerie devait constituer pour

l'être humain. Elle aurait dû la terrasser - et l'étendre

raide morte - comme c'eût été le cas pour n'importe

quel homme atteint à la poitrine par un tir massif de

mortier. Elle aurait dû la déchirer, l'écraser, la mettre en

pièces.

 

Au lieu de cela, la petite créature semblait indemne.

Effondrée au milieu de haillons de toile blanche roussie,

secouée de spasmes produisant de minces volutes de

fumée, la queue balayant convulsivement le sol, mais

intacte.

 

Tommy souleva sa tête douloureuse pour mieux voir.

Il ne remarqua aucune éclaboussure de sang sur le tapis

ni sur le mur. Pas une seule goutte.

 

La bête cessa de frissonner et roula sur le dos. Elle

s'assit ensuite, fit entendre un soupir. Un soupir qui

n'exprimait pas l'abattement mais le plaisir, comme si

recevoir un coup de feu en plein corps avait été une

expérience intéressante et agréable.

 

Tommy se redressa sur les genoux.

 

De l'autre côté du bureau, le démon nain plaçait ses

mains noires tachetées de jaune sur son abdomen qui

fumait. Ou plutôt... dans son abdomen, qu'il fouillait de

ses griffes. Et il en extirpait quelque chose.

 

Même à cinq mètres de distance, Tommy aurait juré

que l'objet bosselé qu'il tenait entre ses doigts était la

balle déformée provenant de sa cartouche de calibre 40.

Le diablotin jeta de côté le morceau de plomb.

 

Tremblant, les genoux flageolants, Tommy se leva. Il

avait vaguement la nausée. Là où les griffes l'avaient

éraflé, son cuir chevelu cuisait encore. Il le tâta du bout

des doigts, ne trouva que des traces de sang.

 

Il n'avait pas été sérieusement blessé. Pas encore.

 

Son adversaire se remit également debout.

 

Bien que sept fois plus grand et probablement trente

fois plus lourd que lui, Tommy se sentit terrifié au point

de perdre le contrôle de sa vessie.

 

Chip Nguyen, l'intraitable détective, ne se serait

jamais oublié ainsi, d'aussi humiliante façon. Mais

Tommy Phan se fichait pas mal, désormais, de ce

qu'aurait fait ou non Chip Nguyen. Ce personnage était

un imbécile, un nigaud de buveur de whisky qui ne

croyait qu'aux pistolets, aux arts martiaux et aux dialogues de durs. Le coup de taekwondo le plus puissant et

le mieux ajusté ne viendrait pas à bout d'une poupée

diabolique qui recevait dans le ventre une balle de

calibre 40 et continuait à se mouvoir comme si de rien

n'était.

 

Il fallait maintenant accepter la vérité. Non cette

vérité qu'on entend aux informations ou qu'on lit dans

les journaux. Non celle qu'on enseigne à l'école, ou à

l'église, ou qu'acclament Carl Sagan et l'intelligentsia

scientifique. Mais une vérité différente, et néanmoins

indiscutable selon Tommy, même si le seul canard qui

acceptât d'en parler était un de ces torchons qui brandissent la menace grandissante de présences démoniaques en notre époque d'apocalypse, avec la perspective, à la veille du nouveau millénaire, d'un

affrontement inévitable entre le Diable incarné et

Saint Elvis.

 

En pointant de nouveau son arme, Tommy sentit un

rire dément lui gonfler la poitrine, mais il le réprima. Il

n'était pas fou. Cette crainte-la l'avait abandonné.

C'était Dieu en personne qui devait être fou - et l'univers un asile d'aliénés-de faire place dans Sa Création

à un être pareil, un gremlin prédateur déguisé en poupée de chiffon.

 

Si cette poupée diabolique était sans aucun doute possible de nature surnaturelle, toute résistance était vraisemblablement condamnée à l'échec; mais enfin, fallait-il pour autant jeter son pistolet, se découvrir la

gorge et attendre la morsure fatale ? La balle, au moins,

avait envoyé au sol et provisoirement assommé ce

démon. Si elle ne pouvait le tuer, elle pouvait le tenir en

respect.

 

Du moins jusqu'au moment où il aurait épuisé ses

munitions.

 

Il avait tiré trois coups. Le premier quand son adversaire avait lâché la tringle pour tomber sur sa tête. Les

deux suivants à l'instant, allongé sur le sol.

 

Il restait donc dix cartouches dans le chargeur, qui en

comptait treize. Et il avait une boîte de munitions dans

le placard de sa chambre. S'il parvenait à aller la chercher, cela lui ferait gagner du temps.

 

La poupée diabolique dressa sa tête emmaillotée de

chiffons. Entre les bandes de toile déchirée qui pendaient sur sa face comme des mèches blanches, elle posa

sur Tommy un regard vert de bête féroce complètement

affamée.

 

Jusqu'à présent, les coups de feu avaient dû passer

pour des coups de tonnerre. Mais, par la suite, les voisins

de cette paisible résidence d'Irvine comprendraient

qu'un combat se livrait à leur porte, et appelleraient la

police.

 

Le démon siffla dans sa direction.

 

Il imaginait très bien la réaction des flics. Bon Dieu,

qu'est-ce qui se passe ici ? Un concours de tir en

chambre ? Il devrait leur expliquer les faits, quitte à passer pour le gars atteint de paranoïa délirante. Deux possibilités se présentaient alors: soit la créature se montrait hardiment, et le reste du monde basculait dans le

cauchemar avec Tommy, soit le rusé petit démon se

cachait, et laissait la police conduire son protégé en

pleine crise dans une pièce capitonnée sans fenêtre, mais

fort bien éclairée.

 

Pour l'instant, savoir lequel des deux scénarios serait

retenu était le cadet de ses soucis. Dans l'un et l'autre

cas, la terreur immédiate l'abandonnerait, et il éviterait

de perdre le contrôle de sa vessie. Il aurait le temps de

reprendre souffle, de réfléchir, peut-être même de trouver un semblant d'explication à ce qui s'était passé, bien

que cela parût aussi peu vraisemblable que de parvenir à

comprendre le sens de la vie.

 

Le démon émit un autre sifflement.

 

Tommy entrevit une troisième possibilité, qui n'avait

rien d'encourageant. L'affreux diablotin pouvait aussi le

suivre discrètement jusqu'à l'hôpital psychiatrique. Il

continuerait à le tourmenter le reste de sa pauvre vie

assez astucieusement pour n'être jamais vu des médecins

ni du personnel soignant.

 

Au lieu de charger à nouveau, le monstre se précipita

vers le canapé, que Tommy n'avait pas repoussé contre

le mur après son exploration.

 

Tommy le suivit de sa mire, mais pas assez précisément pour risquer de gâcher une des balles restantes.

 

Il disparut derrière le canapé.

 

Un peu décontenancé par cette retraite, Tommy se

prit à espérer que la balle ait fait malgré tout quelque

dégât, suffisamment pour inspirer la prudence à son

adversaire. En le voyant fuir devant lui, il se mit à apprécier plus justement l'avantage indiscutable que lui donnait sa taille.

 

Il retrouva assez d'assurance pour aller avec mille précautions jeter un coup d'oeil derrière l'encombrant

canapé. La structure du meuble partait du sol, et son

extrémité touchait encore le mur, si bien qu'il ménageait

un espace fermé en forme de V. Le diablotin ne s'y trouvait pas.

 

Il vit alors les pans déchirés du tissu et la garniture

éventrée. La créature avait foré un trou et s'y cachait.

 

Pourquoi donc?

 

Mais pourquoi se poser la question ? Dès lors que les

points de couture avaient sauté et que l'oeil monstrueux

l'avait fixé à travers la fente de l'enveloppe, Tommy

était au-delà de tous les pourquoi Les pourquoi étaient

de mise dans un univers normal où prévalait la logique,

pas dans celui où il se mouvait actuellement. Dans

l'immédiat, la question primordiale était comment.

Comment arrêter la créature, comment se sauver de

cette situation ? Il convenait aussi de se demander: Et

après? Même si l'irrationalité totale des événements

rendait impossible d'anticiper ce qui allait se passer

avant l'aurore, il devait essayer de découvrir quel dessein recelait l'envoi de la poupée, quel cours allait

prendre cette machination.

 

DERNIERE LIMITE L'AURORE.

 

Il ne comprenàit rien à ce message. Quelle limite, à la

fin, et qui l'avait fixée ? Dernière limite pour faire quoi ?

 

TIC-TAC.

 

Ce message-là, en revanche, il croyait le comprendre.

Le temps passait. La nuit s'écoulait aussi vite que la

pluie au dehors. S'il ne parvenait pas à jouer sa partie, il

serait grillé avant le lever du jour.

 

TIC-TAC.

 

Et un croque-monsieur pour le diablotin affamé.

 

TIC-TAC.

 

Il le dévorerait de grand appétit. Jusqu'à la dernière

bouchée.

 

La tête lui tournait - et pas seulement parce qu'elle

avait durement heurté le sol lors de sa chute.

 

Il contourna le canapé sans le quitter des yeux.

 

Le feu. Un feu bien ronflant donnerait peut-être de

meilleurs résultats qu'une balle de revolver.

 

Pendant que la créature était occupée à se faire un nid

ou Dieu savait quoi d'autre, il pourrait descendre

subrepticement au garage, siphonner un litre d'essence

du réservoir de la Corvette, attraper une boîte d'allumettes dans un tiroir de la cuisine, et revenir mettre le

feu au canapé.

 

Et puis non, ce serait trop long. Le répugnant petit

reptile s'apercevrait de son absence et, à son retour, il

aurait probablement quitté le canapé.

Pour l'heure, il ne se manifestait plus, ce qui ne signifiait pas qu'il s'accordait une sieste. Il manigançait quelque chose.

 

Tommy aussi devait manigancer quelque chose.

C'était urgent.

 

Réfléchissons. Réfléchissons vite.

 

Pour l'entretien de la moquette beige clair, il avait en

réserve un bidon de détachant en bas et un autre à

l'étage, dans sa salle de bains. De la sorte il pouvait effacer sans attendre n'importe quelle tache, de Pepsi par

exemple, renversé par mégarde, avant qu'elle ne

s'incruste. Le bidon contenait environ un demi-litre de

liquide. Sur l'étiquette figurait en grosses lettres rouges

la mention: Extrêmement inflammable.

 

Extrêmement inflammable. Cela résonnait bien.

Extrêmement inflammable, immensément inflammable,

spectaculairement inflammable, explosivement inflammable, la langue anglaise ne comptait pas de mots plus

agréables à entendre.

 

Sur le foyer de l'étroite cheminée de sa chambre était

posé un allume-gaz à pile qui lui servait à allumer le

poêle. Il devait pouvoir sortir du bureau, saisir le détachant, enlever l'allume-gaz du foyer et revenir en une

minute, peut-être moins.

 

Rien qu'une minute. Si intelligent qu'il parût, le diablotin ne s'apercevrait sans doute pas de son absence en

un laps de temps aussi bref.

 

Et qui donc allait être grillé?

 

Tommy sourit à cette idée.

 

Du plus profond de son refuge capitonné, la mystérieuse créature fit entendre un craquement suivi d'une

vibration sonore de corde métallique.

 

Tommy tressaillit - et perdit son sourire.

 

Puis ce fut de nouveau le silence. L'ennemi préparait

quelque chose, soit. Mais quoi?

 

Récupérer le détachant et enflammer le sofa ? Mais le

feu gagnerait le tapis et bientôt les murs. La maison

flamberait tout entière, même s'il appelait les pompiers

aussitôt après avoir mis le feu.

 

Il était bien assuré, naturellement, mais la compagnie

refuserait de payer si elle suspectait l'incendie volontaire. Le capitaine des pompiers se livrerait à une

enquête et découvrirait les traces d'un combustible - le

détachant - dans les décombres. Et comment convaincre

ces personnes qu'il avait dû allumer le feu pour se

défendre ?

 

Malgré tout, il allait entrouvrir la porte, se glisser sans

bruit sur le palier, foncer dans la salle de bains chercher

le détachant et prendre le risqué de...

 

Du repaire de l'ennemi lui parvint le bruit d'un tissu

qu'on déchire, l'un des coussins fut délogé, la bête jaillit

du canapé, juste en face de Tommy. Elle brandissait

dans sa main noire une spirale d'une vingtaine de centimètres d'un métal brillant: un bout de ressort provenant

du canapé.

 

Hurlant sa rage et sa haine aveugles, d'une voix perçante aussi aiguë qu'une oscillation électronique, la

créature s'élança vers Tommy avec une telle vélocité

qu'elle paraissait voler.

 

Tommy s'écarta précipitamment en tirant un coup de

feu par réflexe - ce qui lui fit perdre encore une balle de

son P7.

 

Mais l'attaque n'eut pas lieu. C'était une feinte. La

bête sauta sur le tapis, passa à toute vitesse devant

Tommy, tourna le coin du bureau et disparut hors de sa

vue. Elle se déplaçait au moins aussi vite qu'un rat, à

ceci près qu'elle courait sur ses pieds, comme un

humain.

 

Tommy la suivit. L'acculer, presser le canon de l'arme

contre son crâne et tirer à la suite trois coups de feu qui

lui pulvériseraient la cervelle, si toutefois elle en avait

une... Restait à espérer que ce serait plus efficace que la

balle qui n'avait pas pu lui déchirer les entrailles.

 

Après avoir traversé son bureau, il découvrit l'ennemi

devant une prise électrique. Il jetait des coups d'oeil derrière lui et enfonça brusquement le ressort d'acier dans

la prise, avec un rictus sous son masque de chiffon qui

parut à Tommy de joie mauvaise.

 

Un crépitement. Le courant avait traversé le métal et

fait sauter un fusible dehors, dans le disjoncteur. Toutes

les lampes s'éteignirent, il ne resta plus, en fait de

lumière, qu'une gerbe d'étincelles bleu et or cascadant

autour du démon. Le feu d'artifice ne dura qu'un instant, puis l'obscurité s'abattit sur la pièce.

 

La lueur jaunâtre des lampadaires, affaiblie par la distance et filtrée par les arbres, n'atteignait qu'à peine les

fenêtres. La pluie miroitante aux carreaux avait beau

capter quelques reflets de cuivre bruni, ce scintillement

n'éclairait nullement la pièce.

 

En état de choc, médusé et proprement aveugle

Tommy était incapable de distinguer quoi que ce soit

dans la pièce. Il s'efforçait de ne pas se fixer sur les

images d'épouvante que lui représentait son imagination.

 

On n'entendait que le martèlement de la pluie sur le

toit et la complainte du vent dans la charpente.

 

La créature était en vie, aucun doute là-dessus. Le

courant électrique ne l'avait pas affectée davantage

qu'une balle de calibre 40 en plein ventre.

 

Tommy serrait le pistolet comme si l'objet avait le

pouvoir magique de le protéger contre toutes les terreurs du monde, connues et secrètes, physiques et mentales. En fait, l'arme ne lui servait rigoureusement à rien

dans cette obscurité. Impossible en effet d'abattre

l'ennemi d'un tir bien placé s'il ne parvenait pas à le

voir.

 

Le démon avait dû lâcher le ressort, à présent, et se

désintéresser de la prise électrique. Il devait se tenir

face à lui dans l'ombre, hilare sous ses bandelettes de

momie.

 

Et s'il ouvrait le feu quand même ? Il tirerait les neuf

coups qui lui restaient, en visant la zone où se trouvait

l'ennemi quand la lumière s'était éteinte. Il pouvait

compter faire mouche avec une ou deux balles sur neuf,

bon sang, même s'il n'était pas Chip Nguyen. Une fois

le démon assommé et pris de convulsions, il courrait

jusqu'au palier en fermant la porte du bureau, dévalerait les marches quatre à quatre et quitterait la maison.

 

Il ne savait fichtrement pas comment il agirait

ensuite, où il se rendrait sous cette pluie battante et en

pleine nuit, à qui il demanderait de l'aide. Il ne savait

qu'une chose: pour avoir une chance de survie, si

minime soit-elle, il devait fuir cet endroit.

 

Finalement, il hésitait à presser la détente et à vider

son chargeur. S'il n'abattait pas l'ennemi d'un coup tiré

au hasard, il n'atteindrait jamais la porte. Le démon se

jetterait sur lui, grimperait le long de sa jambe puis de

son dos à la vitesse d'un mille-pattes, s'enroulerait

autour de sa gorge et lui mordrait la nuque, puis creuserait son chemin dans sa chair jusqu'à l'artère carotide en

le laissant se débattre en pure perte... à moins qu'il ne se

précipite sur sa tête dans l'intention de lui arracher les

yeux.

 

Cette fois, Tommy n'était pas en proie à son imagination fertile. Il sentait de façon palpable les intentions de

son adversaire, comme si, à un certain niveau, il se trouvait en contact psychique avec lui.

 

Si l'attaque survenait une fois son chargeur vide, la

panique le ferait trébucher il se cognerait aux meubles

et tomberait. Et s'il tombait, plus jamais il ne se relèverait.

 

Il valait mieux conserver ses munitions.

 

Il recula d'un pas, de deux, et subitement s'arrêta,

cloué sur place par une idée affreuse: la petite bête

n'était pas devant lui comme au moment de la coupure

de courant, mais derrière lui. Elle l'avait contourné,

profitant de son moment d'affolement, et maintenant

elle rampait vers lui.

 

Il pivota sur lui-même à cent quatre-vingts degrés,

tendit le pistolet vers la menace supposée.

 

Il faisait face à une partie de la pièce encore plus

sombre que les abords des fenêtres. Il pouvait s'imaginer dérivant jusqu'aux plus extrêmes confins de l'univers, jusqu'au grand vide que la matière et l'énergie de

la Création n'avaient pas encore envahi.

 

Il retint sa respiration, et écouta.

Il n'entendait que la pluie. Rien que la pluie, la pluie

monotone qui crépitait sur la maison.

 

Ce qui l'effrayait le plus, chez l'intrus, ce n'était pas

son apparence monstrueuse d'extraterrestre ni son hostilité féroce, pas même son extraordinaire vivacité ni

son allure de rongeur propre à éveiller des peurs primitives, ni même le mystere fondamental de son existence.

Ce qui lui donnait des frissons dans le dos et des sueurs

froides, c'était la découverte récente que cet intrus était

extrêmement intelligent.

 

Au début, il avait cru avoir affaire à un animal, un

sujet très malin d'une espèce inconnue, qui n'en était

pas moins une bête. Le geste d'enfoncer la spirale

d'acier dans la prise électrique l'avait détrompé; il révélait chez cet être étrange une nature complexe qui le

terrifiait. Savoir transformer un simple ressort de

canapé en outil de première nécessité et comprendre

assez bien le système électrique de la maison pour

mettre en panne le circuit du bureau supposaient, non

seulement qu'il avait la capacité de penser, mais aussi

qu'il possédait un niveau de connaissance élaboré,

qu'aucun animal ne pouvait acquérir.

 

Dans ces conditions, le pire serait que Tommy se fie à

son propre instinct animal contre un adversaire doué de

froide raison et de réflexion logique. Il arrivait parfois

certes, que sa ruse naturelle permît au cerf d'échapper

au chasseur-mais c'était plutôt rare, parce que son

intelligence supérieure donnait au chasseur un avantage

dont le cerf ne pourrait jamais espérer triompher.

 

Tommy devait donc peser soigneusement tous ses

gestes, faute de quoi il était perdu.

 

Quoi qu'il fasse, il était peut-être perdu d'avance.

 

Il ne s'agissait plus d'une chasse au rat. La décision

stratégique de l'ennemi d'imposer l'obscurité montrait

bien qu'il s'agissait d'une lutte entre adversaires égaux.

Du moins Tommy l'espérait-il, parce que s'ils n'étaient

pas égaux, il s'agissait bien d'une chasse au rat, mais où

lui-même se trouvait être le rat.

 

En choisissant l'obscurité, essayait-il de lui ôter

l'avantage de sa taille et de son arme ? Ou en tirait-il un

avantage personnel ? Comme le chat, peut-être voyait-il

aussi bien de nuit que de jour, et même mieux?

 

Ou alors, tel un limier, savait-il traquer son gibier à

l'odeur ?

 

Si son adversaire disposait à la fois de l'intelligence

supérieure de l'être humain et de l'acuité sensorielle de

l'animal, Tommy était condamné.

 

" Que voulez-vous? " demanda-t-il à voix haute.

 

Il n'aurait pas été surpris qu'une voix chuchotante lui

réponde. A dire vrai, il espérait presque l'entendre.

Qu'elle profère un mot ou seulement un sifflement,

cette voix lui permettrait de localiser l'ennemi, avec

assez de précision peut-être pour qu'il puisse ouvrir le

feu.

 

" Pourquoi moi ? " questionna-t-il encore.

 

Aucun son ne lui répondit.

 

L'apparition d'une telle créature sortant un jour d'un

trou dans le jardin l'aurait ébahi, certes. Il aurait sans

doute présumé qu'elle était de nature extraterrestre ou

avait fui quelque laboratoire de bricolage génétique où

un savant peu scrupuleux avait mené des recherches

poussées sur les armes biologiques. Ayant vu tous les

films d'épouvante consacrés à ce thème, il jonglait avec

ce genre de spéculation avec toute l'aisance souhaitable.

 

Mais combien plus l'étonnait le fait que ce soit sur

son seuil qu'on ait déposé cet objet, cette poupée à

peine esquissée qui s'était métamorphosée de la sorte,

ou dont la créature avait surgi ! Cela, il ne se rappelait

aucun film susceptible de le lui expliquer.

 

Dirigeant lentement son pistolet d'un côté à l'autre

de la pièce, il tenta encore d'obtenir du minuscule intrus

une réponse qui le localiserait.

 

" Qui êtes-vous ? "

 

Dans sa première enveloppe de toile blanche,

l'objet pouvait faire penser au vaudou, bien sûr,

encore qu'une poupée vaudou fût très différente:

simple fétiche rudimentaire façonné à l'image de la

personne à laquelle on veut du mal et accompagné

d'une mèche de ses cheveux, d'une rognure de ses

ongles ou d'une goutte de son sang, elle est supposée

avoir un pouvoir magique. Le tourmenteur qui la

manipule croit dur comme fer que les mauvais traitements infligés au fétiche adviennent également à la

personne réelle qu'il représente, et c'est pourquoi il la

transperce d'épingles, la brûle ou la " noie " dans un

seau d'eau. Pour autant la poupée ne s'anime jamais.

On ne l'envoie jamais sur le seuil de la victime potentielle afin de la harceler et de l'agresser.

 

Dans le tambourinement incessant de la pluie,

Tommy n'en questionna pas moins:

 

" Vaudou ? "

 

Qu'elle relève du vaudou ou pas l'important était de

savoir qui avait fabriqué la poupëe. Quelqu'un avait

coupé et cousu la toile en forme de bonhomme de pain

d'épice, quelqu'un avait bourré l'enveloppe d'une

matière qui avait le toucher du sable mais qui s'était

avérée infiniment moins banale que le sable. Cette personnelà était son pire ennemi, bien plus que la bestiole

qui le traquait.

 

Il ne découvrirait pas son identité en laissant à la

créature l'initiative de la prochaine opération. Il fallait

chercher la solution dans l'action, non dans la réaction.

 

Avoir établi une sorte de dialogue avec l'adversaire,

même si ce dernier avait choisi de ne pas répondre, rendait à Tommy un peu de l'assurance qu'il avait perdue

en sentant tressauter sous son doigt le coeur de la créature, comme un insecte qui s'agite. Il était écrivain

l'usage des mots lui donnait donc l'impression réconfortante de ne pas perdre pied.

 

Peut-être les questions qu'il lançait dans le noir réduisaient-elles la confiance du diablotin dans l'exacte proportion où elles augmentaient la sienne ? Formulées

sèchement, sur un ton autoritaire, elles convaincraient

peut-être l'agresseur que sa proie n'avait pas peur et ne

comptait pas se laisser dominer aisément. La pensée de

cette éventualité contribuait par ailleurs à rassurer

Tommy.

 

Il utiliserait donc la stratégie qu'il aurait adoptée face

à un chien grondant: ne pas montrer sa peur.

 

Dommage qu'il ait déjà commencé à la montrer, ce

qui allait l'obliger à restaurer son image. Si seulement il

cessait de transpirer ainsi ! Est-ce que la créature percevait l'odeur de sa sueur?

 

En se persuadant que la fermeté de ses questions le

protégeait, il trouva le courage de s'aventurer vers le

milieu du mur opposé aux fenêtres, la ou devait s'ouvrir

la porte.

 

" Qui es-tu, hein ? De quel droit entres-tu chez moi ?

Qui t'a fabriqué et posé sous le porche, qui a sonné chez

moi ? "

 

Il se heurta à la porte, chercha la poignée à tâtons, la

trouva. Le démon n'avait toujours pas attaqué.

 

Il ouvrit la porte d'un coup sec, et s'aperçut que le

palier n'était pas éclairé non plus. Il devait partager le

même circuit que le bureau. En bas, les lampes brûlaient, une pâle clarté filtrait par l'escalier.

 

Tommy franchit la porte du bureau, et le diablotin

s'élança entre ses jambes. Il ne le vit pas, mais l'entendit

siffler et le sentit frôler son jean.

 

Il lui décocha un coup de pied, le manqua,

recommença.

 

Un bruit de fuite accompagné d'un grondement hargneux lui apprit que l'ennemi détalait précipitamment.

 

En haut de l'escalier, sa silhouette se détacha dans la

lueur venue du rez-de-chaussée. Il se retourna et fixa

Tommy de ses yeux verts flamboyants.

 

Tommy arma son revolver.

 

Le diablotin entortillé de loques brandit un poing

noueux qu'il secoua avec un glapissement de défi. Le cri

était faible mais suraigu, perçant. Il ne ressemblait à

rien de connu sur terre. Tommy visa soigneusement.

 

L'adversaire dégringola l'escalier et disparut avant

qu'il ait eu le temps de tirer.

 

Cette fuite surprit Tommy, puis le soulagea. Le revolver et son attitude ferme avaient apparemment fait

réfléchir l'ennemi.

 

Mais aussi vite que la surprise avait fait place au soulagement, le soulagement se transforma en inquiétude.

Sans pouvoir l'affirmer dans cette pénombre et à cette

distance, Tommy avait cru voir le ressort d'acier dans le

poing du démon, non le droit dont il l'avait menacé

mais dans l'autre, resté le long de son corps.

 

" Ah, merde ! "

 

Il courut à l'escalier, sa belle assurance en miettes.

 

Pas de créature.

 

Il dévala les marches quatre à quatre, manqua tomber

au palier intermédiaire, se rattrapa in extremis à la

balustrade et constata que le bas de l'escalier était également désert.

 

Un mouvement attira son oeil. Le diablotin traversa

comme une flèche le vestibule et s'évanouit dans la sàlle

de séjour.

 

La torche qu'il gardait dans le tiroir de sa table de

nuit. Il aurait dû aller la chercher avant de descendre.

C'était trop tard maintenant. S'il n'agissait pas assez

vite, il allait se trouver devant une alternative de plus en

plus affreuse: soit rester bloqué dans une maison obscure dont tous les circuits électriques étaient hors

d'usage, soit être chassé dehors sous l'orage, à pied, et

subir les attaques répétées de l'ennemi qui se dissimulerait sans peine dans la pluie et les ténèbres.

 

Si l'adversaire était infiniment moins vigoureux que

lui, il disposait d'une souplesse exceptionnelle et d'un

acharnement maniaque qui compensaient sa relative

faiblesse physique. Contre cela il ne suffisait pas d'affecter l'intrépidité, comme il l'avait tenté dans le bureau.

Bien que de taille lilliputienne, ce démon était animé

d'une audace et d'une certitude absolues; il avait prévu

de l'obliger à sortir, et il avait gagné. Il attendait son

heure.

 

En se traitant de tous les noms, il descendit à toute

vitesse le reste de l'escalier. Comme il sautait la dernière marche, un claquement sec retentit et les lumières

s'éteignirent dans le vestibule et la salle de séjour.

 

Il prit à droite, vers la salle à manger. Le lustre de

cuivre et d'opaline jetait une douce lumière sur le plateau bien ciré de la table en bois d'érable.

 

Il entrevit sa propre image dans le miroir au cadre

orné suspendu au-dessus du buffet. Il avait les cheveux

en bataille, les yeux hallucinés laissant voir le blanc de

leurs orbites. Son expression était celle d'un dément.

 

La pièce communiquait avec la cuisine par une porte

battante. Il la poussait quand lui parvint le cri suraigu

du diablotin derrière lui. Le claquement familier d'un

arc électrique se fit entendre, et la salle à manger fut

privée de lumière.

 

Fort heureusement, les lampes de la cuisine étaient

branchées sur un autre circuit. Les tubes fluorescents

brillaient encore au plafond.

 

Il saisit ses clefs de voiture accrochées au tableau.

Leur cliquetis plat et peu mélodieux n'avait que peu de

rapport avec le tintement d'une clochette, pourtant

Tommy songeait à celle qui résonnait à l'église durant la

messe. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande

faute. L'espace d'un instant, il ne se sentit plus dans le

rôle de la victime potentielle mais dans celui du coupable; un terrible poids l'accabla, comme s'il était responsable des problèmes incroyables qu'il rencontrait

cette nuit, et n'avait que ce qu'il méritait.

 

Les charnières pivotantes de la porte donnant sur la

cuisine fonctionnaient avec tant de douceur que même

un diablotin de vingtcinq centimètres pouvait se glisser

suffisamment vite dans l'ouverture derrière Tommy. Le

trousseau de clefs cliquetant à la main, il crut sentir les

effluves sucrés et si pénétrants de l'encens de jadis,

quand, enfant de choeur, il servait la messe. Il n'osa pas

prendre le temps de regarder derrière lui, mais le trottinement de tout petits pieds griffus sur le carrelage lui

apprit ce qu'il voulait savoir.

 

Il entra dans la lingerie dont il claqua aussitôt la

porte, de manière à n'être pas suivi.

 

Inutile de verrouiller. De l'autre côté du battant, le

démon ne pourrait pas grimper jusqu'à la poignée et la

tourner. Il ne le poursuivrait pas plus loin.

 

Comme Tommy se détournait de la porte, le courant

sauta dans la lingerie. Le circuit venait manifestement

d'être coupé depuis la cuisine. Tommy avança au jugé

dans le noir.

 

Au bout de cette petite pièce en longueur, après les

machines à laver et à sécher le linge, se trouvait, face à

la porte de la cuisine, celle qui s'ouvrait sur le garage.

Elle comportait un gros verrou qu'on tournait à la main

de ce côté.

 

Dans le garage, l'électricité n'était pas coupée.

 

De l'autre côté, le verrou de la lingerie ne s'actionnait

qu'avec une clef. Il jugea superflu de le fermer.

 

La lourde porte de garage entama en grondant sa

lente ascension dès que Tommy se fut servi de la

commande murale. Le vent d'orage s'engouffra à coeur

joie dans l'espace béant qui s'agrandissait.

 

En toute hâte, il fit le tour de la Corvette pour gagner

le siège du conducteur.

 

Les lumières du garage s'éteignirent, la porte cessa de

monter alors qu'elle bloquait à moitié la sortie.

 

Ce n'était pas possible! Le démon ne pouvait pas

avoir franchi deux portes fermées pour venir causer un

court-circuit dans le garage. Et comment aurait-il eu le

temps de se précipiter hors de la maison, de trouver le

tableau électrique, d'escalader le mur à l'aide d'une

canalisation, d'ouvrir la boîte à fusibles et d'en enlever

un?

 

Pourtant le garage était aussi noir que l'hémisphère le

plus obscur d'une lune étrange que n'effleurait jamais le

soleil. Et la porte roulante n'était qu'à moitié relevée.

 

Peut-être le courant avait-il sauté dans tout le voisinage, en raison de l'orage?

 

Fébrilement, Tommy chercha à tâtons au-dessus de

lui la chaîne qui permettait de séparer la porte du système électrique qui l'actionnait. Cela effectué, sans

lâcher un instant son pistolet, il se rua sur la porte qu'il

remonta à la main, jusqu'en haut.

 

Une tumultueuse bourrasque de novembre mêlée de

rafales de pluie l'assaillit en plein visage. La douceur de

l'après-midi s'était enfuie. La température avait chuté

d'au moins vingt degrés depuis qu'il avait quitté le

concessionnaire de Corvette pour prendre la route

côtière du Sud dans sa nouvelle voiture.

 

Il s'attendait à trouver le diablotin dans l'allée, avec

ses yeux verts furibonds. Mais le maigre halo de lumière

jaunâtre diffusé par un lampadaire proche ne révéla pas

sa présence.

 

De l'autre côté de la rue, des lumières réconfortantes

et chaleureuses brillaient aux fenêtres des maisons. Il en

était de même chez les voisins de Tommy, à gauche

comme à droite.

 

La coupure de courant, dans le garage, ne devait rien

à l'orage. Il n'avait jamais vraiment cru à ça, d'ailleurs.

 

L'attaque viendrait avant qu'il ait pu monter en voiture, il en était convaincu. Il prit pourtant place derrière

le volant et claqua la portière sans plus de mauvaise

rencontre.

 

Il posa le pistolet sur le siège du passager, à portée de

main. D'avoir serré l'arme si fort et si longtemps, sa

main droite restait crispée dans son geste. Il dut faire

l'effort de fléchir ses doigts à demi engourdis pour les

détendre et en retrouver l'usage.

 

Le moteur démarra sans une hésitation.

 

Contre le mur du fond éclaboussé par la lumière des

phares apparurent un établi, des casiers à outils bien

rangés, une belle enseigne d'une station d'essence Shell

datant d'une quarantaine d'années, et une affiche encadrée de James Dean penché sur la Mercury de 1949

qu'il conduisait dans La Fureur de vivre.

 

Tommy enclencha la marche arrière pour sortir du

garage. Le diablotin allait-il surgir d'entre les poutres,

suspendu à un filet de sa fabrication, et atterrir droit sur

le pare-brise ? La toile, de plus en plus sale et déchirée,

qui l'avait enveloppé sous son avatar de poupée, dissimulait encore largement son anatomie-reptilien par ses

yeux et ses écailles, il présentait aussi des caractères

propres aux insectes Tommy l'avait remarqué. Cet être

n'avait pas encore dévoilé tous ses traits ni toutes ses

ressources.

 

Il redressa la voiture dans l'allée, sous des torrents de

pluie, mit en marche les essuie-glaces et s'engagea dans

la rue, laissant la porte du garage grande ouverte et les

autres portes non fermées à clef.

 

Au pis, qui entrerait dans la maison en son absence ?

Un chat errant, ou un chien? Un cambrioleur, peutêtre, ou une paire de jeunes crétins complètement shootés, avec une bombe de peinture rouge et des idées de

vandalisme plein la tête?

 

Après avoir échappé à ce démon en habit de poupée

Tommy était prêt à affronter sans états d'âme n'importe

quel invité indésirable, pourvu qu'il soit ordinaire.

 

Cependant, tandis qu'il s'éloignait de sa maison, une

prémonition troublante s'imposa à lui. Je ne reverrai pas

cet endroit.

 

Il conduisait trop vite pour l'environnement de cette

paisible résidence, beaucoup trop vite, au point de soulever des gerbes d'eau de trois mètres dans un carrefour

inondé. Tant pis, il ne voulait pas ralentir. Il avait le sentiment que les portes de l'Enfer s'étaient ouvertes.

Parmi les myriades de créatures monstrueuses qui pullulaient en son sein, il ne s'en trouverait pas une seule

qui ne veuille s'approprier une proie unique: lui,

Tommy Phan.

 

C'était sûrement naïf de sa part de croire à ces

démons. Mais, s'ils existaient, c'était assurément bien

plus naïf encore de croire qu'il les prendrait de vitesse

par la simple vertu d'une voiture de sport disposant

d'une puissance de trois cents chevaux. Et, malgré tout,

il conduisait comme s'il avait Satan en personne à ses

trousses.

 

Alors qu'il passait quelques instants plus tard devant

le campus de l'université d'Irvine, il s'aperçut qu'il jetait

des coups d'oeil anxieux toutes les trois secondes dans

son rétroviseur. Loin derrière lui, sur l'avenue bordée

d'arbres et balayée de pluie, pensait-il voir le diablotin

au volant d'une voiture? L'absurdité de sa crainte eut

l'effet bénéfique de chasser son angoisse, et il put se

résoudre à lever le pied.

 

Ses sueurs froides et les rafales de pluie reçues à la

porte du garage l'avaient transi, il tremblait de froid. Il

mit en marche le chauffage.

 

Il était un peu hébété, comme si la dose de terreur

qu'il avait prise eût été un médicament puissant à l'effet

narcotique prolongé. Son esprit embrumé avait peine à

se concentrer. Une décision s'imposait cependant. Où

aller, vers qui se tourner?

 

Ah ! être Chip Nguyen, vivre dans le monde fictif du

détective... Ce monde d'astuce sardonique où les poings

qui parlaient fort et les pistolets qui pétaradaient aboutissaient immanquablement à des conclusions satisfaisantes. Ce monde où les mobiles des adversaires relevaient de la simple cupidité, de l'envie et de la jalousie.

Où l'angoisse était distrayante, et la misanthropie amusée le signe certain de la supériorité morale du détective

privé. Où les accès de mélancolie alcoolique réconfortaient leur homme au lieu de le déprimer. Où les vilains,

parbleu, n'avaient jamais d'yeux de serpent, ni de

petites dents jaunes pointues ni de queue écailleuse évoquant celle du rat.

 

Et comme il ne pouvait pas vivre dans le monde de

Chip, Tommy voulut simplement faire un petit somme.

Se ranger sur le bord de la route, s'allonger, se pelotonner en position foetale et dormir quelques heures. Il

tombait de fatigue, bras et jambes cotonneux, tête et

poitrine oppressées comme si la Terre s'était mise à

tourner soudain beaucoup plus vite.

 

L'air chaud que pulsaient ses ventilateurs ne suffisait

pas à le réchauffer. L'impression de froid qu'il ressentait n'était pas causée par la pluie de cette nuit de

novembre, c'était un froid intérieur qui provenait du

tréfonds de lui-même.

 

Le battement de métronome des essuie-glaces le berçait. Il eut à plusieurs reprises la sensation d'émerger

d'une sorte de rêve éveillé, dans un environnement différent de celui dont il avait gardé le souvenir en dernier.

Il empruntait, inlassablement des rues résidentielles où

il cherchait peut-être l'habitation d'un ami. Mais chaque

fois qu'il sortait de sa curieuse torpeur, il roulait dans

une rue où personne de sa connaissance n'avait jamais

vécu.

 

Il croyait comprendre la cause de son désarroi. Il était

quelqu'un d'instruit, aux conceptions rationalistes très

affirmées, convaincu de pouvoir toujours déchiffrer la

grande carte de la vie, de maîtriser son destin à mesure

qu'il avançait avec confiance vers la réalisation de son

avenir. Jusqu'au moment où les deux points de croix

avaient cédé et où l'oeil vert lui avait jeté son regard haineux. Son univers alors avait entamé un processus de

désintégration qui se poursuivait depuis lors. Oubliées

les grandes lois de la physique, la logique des mathématiques, les vérités analysables de la biologie qu'il avait

acquises si péniblement au cours de ses études ! Si elles

s'appliquaient encore, elles n'étaient plus en mesure de

tout expliquer, contrairement à ce qu'il croyait avant. Il

s'était aperçu qu'il ne connaissait qu'un versant de la

réalité. Et cette découverte le plongeait dans un découragement et une perplexité comme seuls peuvent en

connaître des rationalistes convaincus devant la preuve

irréfutable qu'un élément surnaturel est à l'oeuvre dans

l'univers.

 

Il aurait sans doute accepté l'événement avec plus de

sérénité s'il était demeuré au Viêt-nam, le pays de la

Mouette et du Renard, berceau des légendes que lui

contait sa mère. Dans l'Asie de la jungle, des eaux limpides et des montagnes bleues comme des mirages, il

était plus facile de croire aux histoires fantastiques:

celle, par exemple, du mandarin Tu Thuc, qui avait

gravi le mont Phi Laï et trouvé au sommet la Terre de la

Félicité, où les immortels vivaient dans le bonheur et

l'harmonie parfaite. Durant les nuits humides des

abords du Mékong ou des rivages méridionaux de la

mer de Chine, l'atmosphère semblait lourde d'exhalaisons magiques dont Tommy se souvenait encore vingtdeux ans après. En ces endroits reculés, on pouvait

ajouter foi à la fable de Tien Thaï, le bon génie de la

médecine nanti de sa montagne volante, ou à l'histoire

de la belle Nhan Diep, l'épouse perfide qui, après sa

mort, revient sur terre sous la forme bourdonnante du

premier nuage de moustiques connu, pour tourmenter

son mari d'abord, et toute l'humanité ensuite. Au Viêtnam - et à nouveau enfant-, Tommy aurait pu croire

aussi à des histoires de démons en habit de poupée.

Encore que le folklore de ce pays, généralement d'inspiration bienveillante, ne comportât pas de monstres semblables à ce diablotin au cri perçant et aux dents pointues.

 

Au Viêt-nam peut-être, mais ici ? Ici, aux ÉtatsUnis

d'Amérique, pays de liberté et de bravoure, pays du

Commerce et de la Science d'où étaient partis des

hommes pour la Lune ! C'était ici qu'on avait inventé

les films et la télévision, ici qu'on avait réalisé la première fission de l'atome, ici que les chercheurs établissaient la carte complète du génome humain, développaient une nano-technologie, perçaient le secret des

plus insondables mystères de l'existence. Ici également,

il en convenait, que quatre-vingt-cinq pour cent des

citoyens se déclaraient profondément religieux, même

s'ils étaient moins de trois sur dix à fréquenter l'église.

(Pour sa part, Tommy n'était pas allé à la messe depuis

des années.) Enfin c'était l'Amérique, bon sang, où tout

problème trouve sa solution avec un tournevis et une

clef à molette, ou avec un ordinateur avec ses poings et

un pistolet ou, au pis, l'aide d'un thërapeute avec programme de métamorphose personnelle positive en

douze séances!

 

Mais tous les tournevis, clefs à molette, ordinateurs,

poings, pistolets et thérapeutes de l'Amérique ne lui

seraient d'aucun secours contre le diablotin, s'il rentrait

chez lui et le trouvait installé à demeure. Et il était installé à demeure, il n'y avait aucun doute là-dessus.

 

Il attendait son heure. Il était venu accomplir un

travail.

 

Il était venu le tuer, lui, Tommy.

 

Oui, tel était bien l'objectif du diablotin: le tuer.

Comment Tommy le savait-il, il n'aurait su le dire. Il

savait pourtant que son intuition était juste.

 

Il gardait une zone de sensibilité sur la langue à

l'endroit où l'avait piqué la feuille de melaleuca lors de

cette bourrasque, quand il avait ouvert sa porte et

découvert la poupée sous le porche.

 

Lâchant le volant d'une main, il se palpa la cuisse. Il

n'eut aucune difficulté à situer le point où l'épingle à

tête noire laquée avait transpercé sa chair.

 

Deux blessures. L'une et l'autre minimes, mais évidemment symboliques.

 

Il longeait à présent la corniche émaillée de villas de

milliardaires qui surplombait la plage de Newport. Sans

but, mais dans un tumulte de pensées chaotiques qui

illustraient parfaitement les élégants poivriers de la côte

fouettés par le vent. Des torrents de pluie froide arrivaient de l'étendue noire du Pacifique; s'il était maintenant à l'abri, ce déluge lui semblait emporter dans son

flot toute sa raison et sa confiance en lui, pour le laisser

miné de doutes, l'esprit enfiévré de superstitions malsaines.

 

Il irait frapper à la porte de la confortable maison que

ses parents habitaient à Huntington Beach, chercher

refuge au sein de sa famille. Sa mère était la personne la

plus à même de croire à son histoire. La maternité a ses

lois - lois de la nature et non de la société des hommes qui veulent qu'une mère sache discerner la vérité dans

les propos de leurs enfants et les défende promptement

contre l'incrédulité des autres. Il regarderait sa mère

droit dans les yeux et il lui raconterait l'histoire de la

poupée. Et elle comprendrait qu'il ne mentait pas.

Alors il ne serait plus seul avec sa terreur.

 

Sa mère saurait convaincre son père que cette

menace si saugrenue en apparence était réelle, puis son

père en persuaderait à son tour ses deux frères et sa

soeur. Ils seraient six, une famille entière, à faire front

contre la puissance perverse qui lui avait adressé

l'odieux diablotin. Ensemble, ils en viendraient à bout

comme ils étaient venus à bout jadis des communistes

au Viêt-nam et des pirates thais dans la mer de Chine.

 

Mais au lieu de bifurquer vers Huntington Beach

Tommy s'enfonça dans l'orage en direction d'El Capitan. A Spyglass Hill, il s'engagea dans un lacis de rues

bordées de maisons inconnues. Aucun de leurs habitants ne songerait à le croire s'il sonnait à leur porte

pour leur expliquer sa fantastique aventure.

 

Pourquoi cette réticence à se rendre chez ses

parents? Parce qu'il avait instauré entre eux une trop

grande distance émotionnelle. Cette distance les empêcherait, il en avait peur de tout accepter de lui de façon

inconditionnelle, comme ils l'auraient fait autrefois. Et

si, après avoir raconté son histoire de diable déguisé en

poupée, il voyait le visage de sa mère se fermer, s'il

l'entendait lui demander de son ton réprobateur, Tu

bois whisky comme idiot détective?

 

Je ne bois pas de whisky, maman.

 

Je sens whisky.

 

Je n'ai pris qu'une bière.

 

Une bière, bientôt whisky.

 

Je n'aime pas le whisky.

 

Tu portes pistolet dans chaque poche et...

 

Un pistolet seulement, maman.

 

...tu conduis comme cinglé, tu cours après blondes...

 

Mais non, maman.

 

...tu bois whisky comme thé, et tu étonnes voir démons

et dragons...

 

Mais non, maman, pas des dragons.

 

...démons et fantômes...

 

Pas des fantômes, maman.

 

...démons, dragons, fantômes. Mieux tu reviens habiter

la maison, Tuong.

 

Tommy.

 

Mieux tu commences vivre bonne façon, Tuong.

 

Tommy.

 

Mieux tu arrêtes boire whisky comme voyou, tu arrêtes

vouloir toujours être américain, trop américain.

 

Tommy poussa un gémissement de détresse.

 

L'entretien imaginaire se poursuivit tandis qu'il

contournait prudemment une immense branche de

flamboyant abattue par le vent et qui obstruait la moitié

de la route.

 

Non, il n'irait pas chez ses parents à Huntington

Beach. Il craignait trop de découvrir, une fois là-bas,

qu'il n'y était plus vraiment chez lui. Et après avoir

découvert qu'il ne faisait plus partie de la maison Phan

de la même façon qu'autrefois, sachant qu'il ne pouvait

revenir dans sa maison d'Irvine investie par le diablotin,

où serait-il chez lui désormais ? Nulle part. Il serait réellement sans foyer, plus encore que les vagabonds qui

erraient dans les rues en poussant toute leur fortune

dans un chariot de supermarché.

 

Cette découverte-là, il n'y était pas encore préparé,

quitte à devoir affronter seul le diablotin.

 

Tout de même, il allait au moins appeler sa mère. Il

prit le téléphone, puis le replaça sans composer le

numéro.

 

Téléphone voiture c'est pour gros bonnets. Tu es gros

bonnet maintenant? Téléphone et conduire c'est trop

dangereux. Pistolet dans une main, bouteille whisky dans

autre main, alors comment tu tiens téléphone?

 

Tommy tendit sa main droite vers le siège voisin et la

posa un bref instant sur l'arme. La forme du pistolet ne

suffit pas à l'apaiser, ni l'impression de puissance absolue de l'objet.

 

Les minutes s'écoulaient. Le ballet régulier des

essuie-glaces le mettait en état de semi-hypnose. Il sortit

de sa somnolence pour s'apercevoir qu'il se trouvait sur

le boulevard MacArthur, à l'extrême sud de Newport

Beach. Il se dirigeait vers l'ouest, dans un trafic très

réduit.

 

D'après la pendule du tableau de bord, il était vingtdeux heures vingt-six.

 

Il ne pouvait pas continuer ainsi à conduire sans but

dans la nuit jusqu'à épuisement de carburant. Ses soucis

actuels risquaient d'émousser son attention au point de

le faire déraper sur la chaussée glissante et percuter une

autre voiture.

 

En définitive, il se décida malgré tout à chercher

secours auprès de sa famille, mais pas de son père ni de

sa mère. Il s'adresserait à son frère bien-aimé Gi Minh

Phan.

 

Gi avait modifié son nom lui aussi, en inversant

l'ordre de ses patronymes, à l'origine Phan Minh Gi. Il

avait envisagé un temps de prendre un nom américain,

comme Tommy, mais y avait renoncé. Cela lui avait

valu de gagner des points dans l'estime de leurs parents,

bien trop conservateurs pour adopter de nouveaux

noms eux-mêmes. Gi avait donné à ses quatre enfants

des prénoms américains, Heather, Jennifer, Kevin et

Wesley; mais leur père et leur mère n'y voyaient rien à

redire, parce que tous les quatre étaient nés aux EtatsUnis.

 

L'aîné des trois frères Phan, Ton That, plus âgé que

Tommy de huit ans, avait cinq enfants, tous nés aux